
Par Jeffrey M. Leichman, Sarah Lawrence College
« Ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins ». Pour le chercheur contemporain, ce dicton pourrait bien gouverner l’effort de redécouvrir des textes littéraires tombés dans l’oubli qui apportent des perspectives fécondes pour l’étude de la Révolution française. Dans le cas du théâtre de Beaumarchais, qui se résume pour beaucoup à ses comédies brillantes, Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, ce dont on parle le moins est justement les pièces qui étaient destinées à affecter le plus profondément le public, ses drames. Or, à regarder le troisième volet (souvent ignoré) de la « trilogie » de Figaro, La Mère coupable, dans le contexte social, politique, et esthétique de la Révolution, il est possible d’y discerner une importance jusqu’alors négligée pour cette époque clé de la modernité. Beaumarchais, dont les comédies sont reconnues comme des chefs-d’œuvre de la tradition classique, ne considérait les chapitres espagnols de son épopée que comme une préparation pour La Mère coupable. Une pièce qui s’inscrit dans la rénovation esthétique du drame, La Mère coupable pose aussi des questions essentielles sur le poids du passé culturel et politique dans le nouveau monde que la Révolution cherchait à créer. Au carrefour de la modernité, engageant des problèmes essentiels du genre littéraire et du rapport entre théâtre et politique, La Mère coupable est un vrai « must » de la littérature de la Révolution française.
A la fin d’une vie traversée d’échecs et de réussites dans le théâtre, Beaumarchais tente une dernière fois l’aventure avec son drame La Mère coupable. La scène publique, centre de la sociabilité intensive de l’ancien régime, exerçait une énorme influence culturelle et morale pour la société française du XVIIe et du XVIIIe siècles. Mais si le théâtre reste le patrimoine littéraire le plus saillant du XVIIe siècle, il n’en est pas de même pour le XVIIIe, et le drame en particulier pose des problèmes pour le lecteur et le spectateur modernes. Notre pudeur se rechigne à s’adonner à l’émotion expressive que ce genre semble convoquer : les « larmes abondantes et faciles » qui sont la preuve et le rappel d’une bonté humaine partagée, ainsi que le garant d’un renouveau du moral public que le théâtre français classique s’est toujours targué de pouvoir accomplir. Ce qui est unique dans La Mère coupable est non seulement la manière dont elle fait le pont entre le théâtre d’ancien régime et celui du XIXe siècle, mais aussi sa tentative de réconcilier une des grandes disputes esthétiques du milieu du siècle au moment même de la Révolution. Féru du drame, Beaumarchais mélange dans cette pièce « l’intrigue avec le pathétique », créant ainsi un genre hybride à l’image de ce qu’il considère son héritage intellectuel. Citant élogieusement Denis Diderot dans sa préface, Un Mot sur la Mère coupable, Beaumarchais revendique sa théorie du drame qui veut que l’évocation du sentiment au théâtre soit la meilleure manière d’améliorer la société. Mais dans le même texte, il réclame la lignée de Jean-Jacques Rousseau, dont la philosophie politique, si importante pour la Révolution, était pétrie d’une anti-théâtralité notoire. Mais cette conjugaison des deux philosophes incontournables du milieu du XVIIIe siècle ranime aussi une dispute esthétique et sociale sur le statut du spectacle et la moralité du jeu de l’acteur qui a tracassé le siècle des lumières. Ces questions importaient aux tribuns qui prétendaient représenter la toute nouvelle nation française à une époque où l’autorité reposait sur les minces supports d’une supposée transparence d’intention que l’art de l’acteur et l’appareil du théâtre démentaient. Cet essai traitera La Mère coupable comme une œuvre exemplaire de son moment historique, qui démontre la présence obstinée d’un passé révolu que seul le théâtre saurait conjurer – au cœur même d’une Révolution qui se veut affranchie de la théâtralité de l’ancien régime.
La Mère coupable eut sa première le 26 juin, 1792, au nouveau théâtre du Marais, une succursale de la Comédie Italienne que Beaumarchais aurait aidé à fonder dans un quartier aisé de la capitale près de son domicile. La critique était unanimement contre la pièce, et n’a guère démordu par la suite. Ainsi La Harpe, qui tonne en 1792 que « tout y est faux, évidemment faux, et l’effet n’en est pas seulement froid, mais ridicule et repoussant », trouve son écho contemporain dans le jugement du biographe de Beaumarchais, Maurice Lever, qui se lamente : « quoi de plus morne, de plus confus, de plus languissante, de plus indigeste ! » (Cette continuité de condamnation sur deux siècles connaît pourtant une grande exception, celle Charles Péguy qui, dans son dialogue Clio, tenta une première réhabilitation de la pièce en 1913.) D’ailleurs, comme Beaumarchais le savait très bien, le drame ne plut jamais à la critique qui voyait dans son synthèse de genres des «productions monstrueuses » dont la réussite auprès du public tenait plus du jeu des acteurs qui savent combler les défauts d’un genre vicié. Pourtant le drame a connu une efflorescence après la libération des théâtres en 1791 car, quoique méprisé par la critique, il partageait avec la Révolution ses idéaux de vertu et de moralité, et servait de véhicule important de cette idéologie. Mais les circonstances immédiates de la première (entre autres la guerre déclarée contre l’Autriche le 20 avril) étaient on ne peut moins propices pour La Mère coupable, et Beaumarchais lui-même a pris la fuite en octobre de cette même année. Par contre, lors de la reprise par les acteurs de l’ancien Comédie Française le 5 mai 1797 (justement quelques semaines après le traité du 17 avril signé à Campo-Formio qui mit fin à la guerre avec l’Autriche), la pièce fut applaudie et son auteur appelé sur la scène. Certes, la représentation donnée par les comédiens français était meilleure que ce que purent produire les rescapés du théâtre italien du Marais, mais force est de croire que l’enthousiasme du public répondait à bien plus que l’interprétation des acteurs. Un tel revirement dans la fortune d’une œuvre théâtrale en si peu de temps semble inviter à un examen plus approfondi du rapport entre le texte et son moment historique.
L’action se passe à Paris, à la fin de 1790, plus de vingt ans après la folle journée du Mariage de Figaro. Ayant déménagé à la capitale révolutionnaire, la famille Almaviva en assume les coutumes : le comte accepte de se faire appeler simplement « monsieur » au lieu de «monseigneur », et la comtesse sort « sans livrée ». Deux ans auparavant, le fils aîné du comte et de la comtesse était mort dans un duel suite à une dispute de jeu. Le caractère libertin et dissipé de ce jeune homme tranche avec celui du puîné, Léon, Chevalier de Malte dont les seuls excès sont en faveur de la cause révolutionnaire (il est membre d’un club politique, où il discourt contre les abus des vœux religieux ; un buste de Washington lui est envoyé). Amoureux de Florestine, la jeune « pupille » du comte qui vit avec la famille, Léon a un rival puissant dans Bégearss, un major irlandais de l’armée espagnole qui sert de conseiller au comte et cherche à lui souffler toute sa fortune en semant la discorde entre les enfants et les parents, ainsi qu’entre les époux. Le fils prend son nom d’un certain feu Léon d’Astorga, mieux connu sous le sobriquet de Chérubin, jeune page du comte et amoureux innocent de la comtesse dans Le Mariage. L’adultère entre Chérubin et la Comtesse, dont la naissance de Léon est le fruit inavoué, se passa quelques années après la fin de cette pièce, lorsque le comte était parti gouverner au Mexique. Suite à cette liaison interdite, Chérubin s’est immolé sur le champs de bataille, confiant sa dernière lettre à un ami sûr et loyal, un certain Irlandais… Bégearss, qui seul connaît le secret des origines de Léon et de Florestine, fille naturelle du comte et d’une dame de qualité décédée depuis, attise les soupçons du comte sur la naissance d’un fils qui lui ressemble si peu par le caractère. La possibilité du divorce, nouvellement légalisé sous la Révolution, plane sur la pièce, menaçant l’intégrité familiale d’une forme moderne de désagrégement qui est à la fois plus humiliant que la mort qui scelle la tragédie, et plus précisément l’inverse du mariage par lequel termine la comédie. En même temps Bégearss joue sur l’ignorance des jeunes de leur propre histoire pour leur insinuer qu’ils sont frère et sœur, et que leur amour va contre la nature. Le comte, ayant liquidé sa fortune et quitté l’Espagne afin de profiter des lois de succession plus souples en France révolutionnaire, espère reverser son patrimoine sur la dot de sa fille, la « pupille » qu’il épousera à son conseiller fidèle. Il échoue à Figaro, vieux serviteur fidèle et rusé, à déjouer le complot et à préserver l’unité familiale contre les attaques de l’étranger hypocrite.
Beaumarchais s’était déjà essayé au « genre sérieux » bien avant La Mère coupable. Ses deux premières pièces jouées sur la scène de la Comédie Française, Eugénie et Les Deux amis, prirent leur inspiration des innovations théoriques de Diderot, qui avait établi la poétique d’un genre intermédiaire entre la comédie et la tragédie dans ses Entretiens sur le Fils naturel et son Discours de la poésie dramatique. Diderot cherchait surtout à intéresser en peignant, dans une action sérieuse destinée à provoquer une forte réaction sentimentale, les personnes de naissance commune dont la station se rapprochait à celle des spectateurs – ce même tiers état qui deviendrait le moteur de la Révolution. Beaumarchais s’enthousiasma de cette innovation, au point de continuer la réflexion théorique dans son Essai sur le genre dramatique sérieux qui accompagne la publication de son premier drame Eugénie en 1767. L’auteur y revendique « un genre de spectacle dont toute une Nation aurait été vivement affectée » par des actions pitoyables qui se passent « entre des citoyens ». Beaumarchais semble prévoir l’importance de ce vocable qui sera une pierre de touche pour la réforme lexicale républicaine, opposant à ses créations fictives son propre statut de « sujet paisible d’un État monarchique du dix-huitième siècle », et ainsi imprime sur le genre du drame de fortes implications politiques. D’ailleurs, pour Beaumarchais autant que pour Diderot, l’attendrissement que provoque le spectacle des « épreuves de la vertu » (l’unique thème du drame, et le sous-titre du Fils naturel) se prête à la réflexion beaucoup plus que la comédie gaie, dont le rire sert de distancier le spectateur d’une application quelconque des leçons de comportement qu’elle offre. Dès ses débuts sur la scène publique, Beaumarchais inscrit ses œuvres dans le courant d’une réforme littéraire importante qui vise à ranimer la fonction pédagogique du théâtre en alliant le sentiment à la réforme social, une union qui prendra des allures beaucoup plus urgentes dans les années de la Révolution.
Après la réception peu avenante de ses deux drames, Beaumarchais connut enfin une franche réussite avec sa comédie, Le Barbier de Séville, en 1775. Mais le siècle n’est pas encore prêt pour le drame, qui seul accorde aux « citoyens » le respect que leur pouvoir économique et social accru semble exiger. Tout en défendant son travail dans ce genre dans sa Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville, il admet qu’à cette époque, « Présenter des hommes d’une condition moyenne, accablés et dans le malheur, fi donc ! On ne doit jamais les montrer que bafoués. Les Citoyens ridicules et les Rois malheureux, voilà tout le théâtre existant et possible ». Comme l’avait dit Diderot, le genre propre à la monarchie est « la comédie, gaie surtout » qui « frappe en haut » afin de ménager les classes supérieures qui ne souffrent pas de critiques vives dans leurs divertissements. C’est précisément dans ce genre que Beaumarchais s’illustre avec son chef d’œuvre, le Mariage de Figaro, où il vise à restaurer la gaîté qui caractérise le génie comique français. Néanmoins, même dans la Préface au Mariage de Figaro, il insiste que c’est la « disconvenance sociale » qui fait la force morale d’un drame aussi bien que le sel comique d’une œuvre légère, plaçant ainsi ces deux genres théâtraux sous le signe de la politique. Or la critique de l’immoralité et l’impunité aristocratiques qu’offre l’intrigue du Mariage lui a valu des délais considérables dans sa présentation publique, entraînant entre autres le déménagement de l’action à un château en Espagne, où les abus du comte et l’insubordination de son valet n’effleureraient pas l’honneur des grands en France. Personne n’en prenait le change, et la portée politique de la pièce était reconnue clairement de ses partisans ainsi que de ses détracteurs. Dans la comédie autant que dans le drame, Beaumarchais revendique une conception dramatique qui touche toujours à l’ordre social, aux inégalités qui semblent appeler une Révolution pour y mettre fin, et dont le vrai salaire est l’approbation que la pièce reçoit « aux yeux de la nation ».
Quoi qu’on puisse dire de son efficacité artistique, le drame est un véhicule idéal pour l’exposition des questions politiques. Théoricien de la scène ainsi que dramaturge, dans ses paratextes Beaumarchais fournit une clé de lecture à ses œuvres. Or, tout comme le théâtre épique brechtien de la première moitié du XXe siècle, le drame diderotien du XVIIIe, tel que Beaumarchais le revendique dans son Essai sur le genre sérieux, propose un changement dans l’agencement du récit, révélant l’intrigue toute entière aux spectateurs dès le début du spectacle. Ainsi la curiosité cède à un intérêt différent ; Brecht mettait l’accent sur la mécanique du pouvoir (et surtout du capital), tandis que le drame français cherchait à effrayer (et apitoyer) davantage le spectateur sur une catastrophe qu’il voit venir clairement, mais dont les personnages sont ignorants. Dans les deux cas, il y a une volonté de s’écarter de la dramaturgie aristotélicienne, qui définit le « coup de théâtre » (peripeteia) comme la partie la plus apte à provoquer l’émotion chez le spectateur. Le rejet de la surprise scénique dans le drame va de pair avec son refus des contraintes de la comédie de caractère : tout comme son parent plus récent, le théâtre épique, le genre sérieux présente l’action de la pièce comme le résultat d’une structure sociale dans laquelle les personnages sont insérés. Diderot projetait un genre où l’intérêt développerait à partir de la condition des personnages, au lieu de leur personnalité, afin d’assurer que chaque spectateur « ne peut se cacher que l’état qu’on joue ne soit le sien ; il ne peut méconnaître ses devoirs ». Un tel genre, qui appelle les «concitoyens » à leurs devoirs en leur dépeignant une action pathétique, s’impose comme un exemple essentiel d’une dramaturgie proprement Révolutionnaire. Même si La Mère coupable n’a pas pleinement réalisé ce potentiel (comme le dit l’auteur lui-même), le drame seul peut peindre « à grands traits l’homme vivant en société, son état, ses passions, ses vices, ses vertus, ses fautes et ses malheurs ». Plus que tout autre genre, le drame s’occupe à la fois de la vie sociale, politique, et personnelle d’une nation à laquelle les divisions de caste impliquées dans les genres comiques et tragiques ne s’appliquent plus. De cette manière le drame tente l’unification du public dans les larmes, soudant les fractures intestines par le biais d’un sentiment partagé qui ouvre la voie au renouveau moral – une solidarité on ne peut plus urgente pour la France de 1792.
Tout comme la Lettre modérée qui précède le Barbier annonce le plan du Mariage, la Préface de ce dernier esquisse le prochain chapitre, une pièce où « j’y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j’ai trop ménagés ». Si les « jugements sur les mœurs se rapportent toujours aux femmes », il s’ensuit que le drame par lequel Beaumarchais prétend corriger les mœurs de son pays ne se nomme plus pour le valet célèbre, mais pour la belle Rosine du Barbier, devenue une pauvre Comtesse délaissée dans le Mariage, désormais une mère qui porte la culpabilité d’une faute devenue d’autant plus sérieuse par le passage du temps. Le démenti amèrement ironique qui clôt la Préface au Mariage de Figaro – que l’ouvrage ne représente aucunement les mœurs de son temps – n’a plus cours avec La Mére coupable, dont l’action se passe à Paris, dans un passé encore tout récent, avec tout ce que cela entraîne de changements pour la famille Almaviva. Aucune possibilité de se méprendre sur le contexte : le comte, dont les prérogatives nobiliaires (séduction de la jeune pupille noble, droit du seigneur sur la femme de son valet) motivent le récit des volets précédents, a dû renoncer à son titre pour ne pas « heurter les préjugés » des ses hôtes. Ainsi des personnages de la même condition que les spectateurs (à quelques millions d’or près !) sont empêtrés dans une intrigue sérieuse et larmoyante qui est la suite inavouée de toute comédie de cocuage : le mari berné voit la preuve de ses soupçons, chasse de sa maison l’enfant d’un autre qu’il y a élevé, et exècre la femme qui l’a définitivement trahi. L’anxiété masculine au sujet de la fidélité de la femme, moteur comique de maintes pièces, s’exploite à merveille dans le Mariage, où la jalousie du comte à propos des attentions encore innocentes du jeune Chérubin pour la comtesse est le fond de plusieurs scènes mémorables. A la lumière de ce qui suivra, ces jeux perdent de leur innocence, et la dernière scène du Mariage surtout prend une allure beaucoup plus sérieuse qui annonce La Mère coupable.
La Mère coupable entraîne ainsi toute une histoire littéraire et politique avec elle, présentant les aventures continues des personnages bien connus du public pour avoir déjà paru dans les comédies les plus brillantes de la fin de l’ancien régime. Sa structure « rétrospective », dans laquelle l’action présente est entièrement motivée par des faits passés, inscrit ce passé irrémédiablement dans l’articulation des conflits actuels. On attribue le faible intérêt qu’elle suscite à sa première en 1792 à son refus de parler, comme le faisait beaucoup d’œuvres théâtrales de l’époque, des questions de l’actualité momentanée. En revanche, La Mère coupable propose une autre manière de considérer les tracasseries immédiates, posant la question de la réconciliation de la grande famille française désormais fracturée, et des dangers qui accompagnent l’avènement d’une politique moderne basée sur l’estime publique au lieu de la station sociale. L’auteur est conscient de l’avantage que lui procure ces personnages chéris de son public qui lui permettent de s’adresser à la nation entière par le biais de sa mémoire collective de la scène, et ainsi de diriger son attention non seulement sur le moment présent, mais sur la continuité (historique, sociale, et esthétique) des défis que confronte la France.
Or, dans la Mère coupable, il s’agit de protéger la famille contre les menaces du nouvel ordre social. Son titre complet, « L’Autre Tartuffe, ou La Mère coupable », engage un autre lieu de mémoire théâtral et politique, et ainsi ancre la pièce davantage dans une tradition et une culture spécifiquement françaises. Tout comme la pièce de Molière, La Mère coupable sert de prophylaxie contre une fausse moralité qui met en danger le bon fonctionnement de l’état. Dans les drames familiaux qui proliféraient après la libération des théâtres en 1791, les conflits de la vie familiale et domestique sont autant de métaphores pour les tracasseries du monde public et politique. Ainsi les tribulations qui parcourent la pièce qui termine le « roman de la famille Almaviva » reflètent et commentent celles de la nation, une association qui est d’autant plus étroite que le clivage entre les générations s’exprime dans des termes explicitement politiques. Léon, l’enfant illégitime et donc sans station, mélange la fierté noble de la maison où il a grandi avec un enthousiasme authentique pour la révolution. Orateur célébré dans un club politique, quand le secret de son enfance se découvre enfin, il fait le vœu de renoncer à un nom aristocratique qui ne lui appartient pas, et de servir la France en « simple soldat » et « zélé citoyen ». Quand à la fin il veut se battre en duel avec Bégearss, toute la famille lui défend d’entreprendre ce qui aurait été un devoir sous l’ancien régime ; à cause de la Révolution, « l’opinion est réformé sur cette horrible frénésie » : désormais, le sang des républicains ne se versera que pour combattre les ennemis de la nation. La conversion du comte est d’une importance particulière : dès le début, il fait savoir son peu de goût pour la politique égalitaire française, dénigrant le discours de «l’homme libre et l’esclave » qui n’est, pour lui, que la jalousie des petits gens du commun contre leurs maîtres. Il est possible d’y entrevoir un dépit de la part l’auteur, dont la vie aisée aurait pu lui donner des raisons de regretter l’ancien régime. Pourtant, du point de vue dramatique, cette attitude dédaigneuse du comte est nécessaire pour mettre un prix à sa conversion à la fin de la pièce, quand il implore le pardon pour ses « torts » et ses « anciennes faiblesses », plaidant pour l’unification familiale que les lois de leur pays adoptif rendent enfin envisageable.
A la conclusion de Tartuffe, Molière pouvait se prévaloir d’un roi qui veille sur le bonheur de son peuple et de son royaume, mais les circonstances du pays au moment où se passe l’action de La Mère coupable privent la famille Almaviva de cette ressource infaillible. Au lieu du roi prévoyant et tout puissant, il incombe à Figaro, le « machiniste » théâtral dont les ruses ont si souvent trompé ses adversaires, à déjouer la perfidie du méchant qui se fait prendre pour un homme loyal et transparent. En effet, la grande utilité que revendique Beaumarchais pour son théâtre est justement de « démasquer », car le danger du vice réside dans sa capacité de revêtir l’apparence des bonnes mœurs. Dans l’univers de La Mère coupable, ce n’est pas la menace des abus de la religion, mais celle d’une fausse honnêteté qui plane sur la famille en péril. Tandis que l’imposteur de Molière ne trompait que le père orgueilleux et sa mère bigote, le major irlandais Bégearss est un « Tartuffe de la probité [qui] possède l’art profond de s’attirer la respectueuse confiance de la famille entière ». Figaro, ayant conseillé sa femme à feindre l’amitié avec Bégearss afin d’entrer dans sa confiance, se félicite de démasquer l’hypocrite qui se laisse tromper par la camériste : « Mon Politique babille et se confie ! Il a perdu le coup ». A propos d’un « monstre » dont l’original se trouve, selon l’auteur, partout dans la société actuelle, il ne peut être plus clair : ce « Tartuffe de la probité » est précisément celui de la politique.
Or, la république d’inspiration rousseauiste que visait la Révolution supposait une transparence mutuelle de ses citoyens qui les expose davantage aux fourberies d’un acteur adroit. Les acteurs avaient déposé leur doléance sur l’exclusion traditionnelle de leur métier de la communion catholique ainsi que des droits civiques et juridiques lors des Etats-Généraux en 1789, et leur affranchissement fut accordé en même temps que celui des Juifs et des bourreaux. Pourtant, la méfiance attachée à leur art de tromperie persistait, entre autres à cause du soupçon qu’il jetait sur un gouvernement qui, à la différence du roi qui incarnait l’état, ne faisait que « représenter » la volonté de la nation. A la droite autant qu’à la gauche, l’accusation d’être un « acteur » était une calomnie efficace pour discréditer son ennemi et mettre en doute son programme politique, désormais entaché d’une souillure théâtrale fortement associée à la culture politique corrompue de l’ancien régime. Rousseau avait déjà exposé l’importance de cette question dans sa Lettre à M. d’Alembert sur les spectacles, où il se lamente que parmi les justes, le fourbe profite de l’honnêteté qui l’entoure. De même, dans la transparence d’intentions qui caractérise sa république idéale, l’acteur qui arrive à déguiser ses vraies motivations imposerait trop facilement aux citoyens droits et honnêtes, et finirait par régner en tyran sur un public crédule. Le danger que pose Bégearss au sein de la famille du ci-devant comte est le même que Rousseau craignait pour Genève dans la Lettre et que la Révolution projetait sur ses assemblées : la liberté bafouée par un hypocrite acteur. Le public de 1797, dont la perspective sur son passé révolutionnaire récent comprend la mémoire des excès qui ne s’étaient pas encore passés en 1792, aurait pu apprécier plus que ses prédécesseurs les dangers d’un acteur dont la droiture ostentatoire « s’exagère quelque fois et se fait des fantômes où les autres ne voient rien » – un résumé efficace de la Terreur. Les thèmes insistants de la politique et la manipulation des émotions dans La Mère coupable reflètent un danger que la Révolution prétendait exclure du gouvernement. Passé maître du faux sentiment, Bégearss joue tour à tour la pitié, la sévérité, la modestie ou bien la fierté selon les besoins de la situation, jouant sur les craintes et les faiblesses de chaque membre de la famille. De plus, il accuse la sincérité des autres, insinuant que la mélancolie pieuse de la comtesse ne soit qu’une ruse qu’elle maintient depuis vingt ans, un comportement affecté par lequel elle cherche à cacher une concupiscence criminelle qui a donné lieu à la naissance du bâtard Léon. Le personnage de Bégearss incarne une tension qui coalesce autour de l’acteur, nouvellement libéré mais toujours suspect, pendant la Révolution. L’hiérarchie rigide de l’ancien système social qui déterminait le destin par le sort de la naissance, cède à un monde où l’on est libre de se réinventer, selon ses talents et ses désirs. Dans la confusion qu’entraîne un tel remous, avant que de nouveaux systèmes de classements soient établis, le talent de l’acteur permet aux particuliers d’usurper des rôles d’autorité récemment vidés. Bégearss profite de la confusion du moment, et semble avertir le public du danger renouvelé de l’hypocrite à l’époque moderne : le pouvoir ne puisant plus sa légitimité dans la religion, le Tartuffe de la Révolution accuse l’authenticité de l’orateur politique laïc, chantre du nouvel ordre politique en France. Déjà dans le Mariage, Figaro résume la diplomatie comme l’art de « jouer bien ou mal un personnage ». Intéressés et avides, les Bégearss de la Révolution trompent un public crédule, manipulant les leviers du sentiment comme les sociétaires les plus expérimentés de la Comédie Française. Dans une échange avec Suzanne (qui elle-même joue la sympathie pour un homme qui ne lui inspire plus que du dégoût), Bégearss est explicite sur la question : Suzanne : Il me semble entendre un génie qui fait tout mouvoir à son gré. Bégearss, bien fat : Mon enfant, rien n’est plus aisé. D’abord, il n’est que deux pivots sur qui roule tout dans le monde, la morale et la politique. La morale, tant soit peu mesquine, consiste à être juste et vrai ; elle est, dit-on, la clef de quelques vertus routinières. Suzanne : Quant à la politique ? Bégearss, avec chaleur : Ah ! c’est l’art de créer des faits, de dominer, en se jouant, les événements et les hommes […] elle exige de hauts talents : le scrupule seul peut lui nuire. Pour celui qui veut maîtriser la marée de l’Histoire pendant ce moment turbulent, l’essentiel est de pouvoir « se jouer », d’endosser son caractère comme un rôle théâtral. Les intérêts de la polis sont soumis à ceux de l’acteur, qui réduit le peuple à des comparses dans une intrigue qu’il file à son dessein. La moralité peut consoler les faibles et les opprimés, dont les « vertus routinières » et les « scrupules » les rendent d’autant plus vulnérables à la manipulation froide du maître comédien. L’équivalence du jeu de l’acteur et du pouvoir politique transforme la performance en discours de pouvoir. L’acteur qui ne sent rien possède le talent de faire naître des sentiments bien réels chez ses auditeurs au théâtre ; dans le domaine politique, les citoyens se font émousser par un hypocrite qui ne songe qu’à les enchaîner. Il n’y a que Figaro, lui-même ruseur du premier ordre, qui pénètre les complots néfastes de Bégearss, et qui comprend que, pour déjouer un acteur, « il faut […] dissimuler avec lui ».
Dans les comédies précédentes, le jeu de rôles est la seule ressource des faibles contre les injustices des forts. Rosine, dans le Barbier, justifie ses tromperies par le traitement dur qu’elle subit au mains de Bartholo, disant qu’ « un homme injuste parviendrait à faire une rusée de l’innocence même ». Dans le Mariage, la seule manière de contourner le privilège absolu de l’aristocratie de l’ancien régime est de berner le comte : est acteur celui ou celle qui n’a d’autre recours pour se garantir des grands. Dans la société égalitaire de La Mère coupable, le jeu de l’acteur revient comme la seule défense disponible aux citoyens contre la plus grande menace de la vie sous la république, l’hypocrisie qui porte le masque de la rectitude. À la fin de La Mère coupable, Bégearss revient à la maison familiale avec les trois millions en titres au porteur qui représentent la liquidation toute récente de la fortune du comte. La famille, conscient de son imposture, doit à tout prix éviter de montrer qu’il est démasqué : afin de recouvrir légalement les biens, Bégearss doit les remettre de son propre gré, et avouer devant des témoins qu’il les a reçus du comte. Pour exécuter le piège final de l’acteur, il faut que tout le monde joue l’innocence. Quand il entre, les didascalies indiquent que Bégearss scrute les membres de la famille « avec la plus grande attention », cherchant les signes d’une feinte quelconque, les tics révélateurs du cabotin, sans qu’il trouve de quoi le mettre sur se gardes. La famille, tel qu’une compagnie théâtrale bien rodée, donne l’impression du plus grand naturel afin de mettre Bégearss à son aise. Quand il rend les titres, ils enlèvent leur masque, l’ayant vaincu à son propre jeu. L’expulsion de « hypocrite insolent » qui les avait opprimés revalorise en même temps la performance comme la seule inoculation contre elle-même dans le nouvel ordre de la république.
A grands maux, grands remèdes : le théâtre, centre de la vie urbaine, occupait une place privilégiée dans la discussion des mœurs publiques. Cette fonction purement morale se voit réorientée sous la Révolution vers le service de la république, faisant de la scène le lieu le plus apte à exposer des dangers de la nation aux citoyens rassemblés, afin de les armer contre leurs ennemis. « Le théâtre est un géant, qui blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics ». En pleine Révolution, Beaumarchais donne sur le théâtre une œuvre qu’il considère comme plus morale que tout ce qu’il avait fait auparavant, qui s’adresse à un abus public qui menace la nation. Mais tout en « blessant à mort » la politique de l’hypocrisie, c’est au prix d’une théâtralité profonde, où chacun joue à être « naturel » ; la transparence, aussi, se prête à l’imitation. Dans une famille et une nation où les plaies sont profondes et durables, où les préjugés et les soupçons mutuels sont loin d’être éteints, La Mère coupable suggère que, pour réconcilier les conflits soulevés par la Révolution, tout le monde doit devenir acteur.